A propos de l'émigration des savoisiens, de leur caractère et de leurs moeurs au XVIIIème siècle - Michel Pallud

(D'après le dictionnaire historique, littéraire et statistique des départements du Mont-Blanc et du Léman T.1 Grillet - 1807)

Les hautes vallées ne fournissant des produits, du sol, que le tiers de la subsistance de leurs habitants, les montagnards de Savoie quittent en hiver leurs foyers pour aller dans des climats plus riches et plus tempérés, échanger, contre modiques récompenses (rémunérations), des forces (main-d'oeuvre) et une industrie (savoir-faire) que les neiges rendent inutiles dans leur patrie. Lorsqu'à la fin d'octobre, les travaux de la campagne sont terminés, les hautes montagnes versent en France, en Piémont, dans l'Allemagne et la Suisse, la jeunesse propre (apte) au commerce du détail et à la fatigue. Les uns sont deux ou trois de société (ensemble), mais plusieurs conduisent avec eux des caravanes de jeunes gens. Ces derniers, avec leurs animaux des Alpes, des instruments de musique champêtre et quelques marchandises achetées à Genève ou en Suisse... s'acheminent insensiblement vers la capitale de la France : là, leur chef assigne à chacun le genre d'occupations auxquelles il doit se livrer : chaque soir les petits profits (recettes) sont déposés dans une bourse commune, et une police domestique sévère, mais juste, maintient parmi tous la subordination, l'ordre, la frugalité et surtout cette probité et ces moeurs intactes qui les font chérir de toutes les nations. D'autres poussent leurs courses jusqu'en Hollande, plusieurs vont directement en Souabe, en Autriche, en Pologne, et il n'est pas rare d'en trouver à Madrid et à Lisbonne.

En 1780... un vieux marchand de Saint-Ferréol (Faverges), à qui l'expérience de plusieurs courses (migrations saisonnières) avait donné une connaissance exacte des pays qu'il avait parcourus, et des petits profits que l'on pouvait y faire pendant l'hiver, rassemblait dans les hameaux et les villages voisins toute la jeunesse qui voulait le suivre.

Les pères de famille s'empressaient de lui présenter leurs enfants, de louer leur intelligence, leur santé et leurs talents. Le marchand en bon recruteur réexaminait attentivement leur conformation, les interrogeait sur les connaissances déjà acquises en fait de négoce, de service et d'industrie, et décidait du prix qu'il pouvait promettre aux chefs de famille pour se servir de leurs enfants, pendant la course hivernale (de six écus de six francs pour les jeunes de 18 à 20 ans et 4 écus pour ceux de 14 à 16 ans, 12 francs pour ceux de 12 ans). Dès que les propositions furent acceptées, toute cette jeunesse se trouva au service et sous l'autorité du marchand ; chaque père recommanda à ses enfants de lui obéir, de le respecter, et de revenir dans le pays sans aucun reproche, le printemps prochain. Le retour dans leur village de ces jeunes, qui ramenaient notamment un ornement pour l'église locale, donnait lieu à des réjouissances.

Ces migrations périodiques furent la cause que plusieurs savoisiens s'établirent dans les pays étrangers où le commerce et une bonne conduite leur procurèrent des fortunes considérables. Un recensement effectué en 1783 dénombrait 44 000 immigrés pour le seul diocèse de Genève (siège à Annecy) dans les grandes villes françaises, en Europe, Amérique, Asie comme banquiers, industriels, commerçants...  

Cependant l'amour de la patrie, le désir d'y finir ses jours, qui sont communs aux savoisiens, suisses et à tous les habitants des hautes montagnes reconduisent nos montagnards du centre des cités les plus opulentes dans l'humble habitation qui les vit naître pour y jouir au sein de leur famille et de leurs amis de la fortune qu'ils ont faite dans les pays étrangers. Il n'y a point de peuple libre qui ait manifesté plus d'attachement à son propre pays que le savoisien. Beaucoup feront bénéficier de leur fortune leur village d'origine : église, écoles...

L'on peut assurer, en général, qu'il y a peu de peuples dont le caractère soit aussi doux, aussi humain, aussi compatissant, aussi hospitalier que celui des savoisiens ; aucune atrocité, aucune violence sanguinaire n'ont déshonoré cette nation : les écrivains qui en ont parlé n'ont cessé de louer sa fidélité au gouvernement et à sa religion. J.J. Rousseau, qui passa une partie de sa jeunesse à Annecy et à Chambéry, déclare dans ses confessions que l'accueil aisé, l'esprit liant, l'humeur facile des habitants lui rendirent le commerce du monde aimable.

L'on a vu de nos jours, des Damoiselles savoisiennes de moeurs douces, d'un caractère aimable et attrayant, être recherchées en mariage par les seigneurs les plus distingués et les plus riches du Piémont : leur vertu et leur sagesse leur ont fait franchir les Alpes, en conquérante ; l'aménité de leurs manières, leur gaieté naturelle et leur bonne éducation, leur ont mérité l'estime, la bienveillance de la nation à laquelle elles ont été réunies. Les femmes du peuple sont elles, demandées par les familles de Lombardie, nobles et bourgeoises, pour l'éducation de leurs filles. Les familles généralement nombreuses dans les villes et les campagnes, attestent la pureté des moeurs et la sainteté des mariages.

Les cantons où on trouve plus de vieillards sont ceux situés dans la mi-région des montagnes (moyenne montagne) ; l'air y est plus pur, la vie plus frugale, les moeurs y sont plus simples, les passions moins exaltées et il règne dans les habitations plus d'aisance et de propreté. Quand on compare à ce peuple agile et robuste des montagnes, (à) celui qui est plus particulièrement voisin des villes et des grandes routes, on est frappé par une dégénération qui afflige autant qu'elle étonne ; le peuple des plaines, laborieux par nécessité plutôt que par goût, n'a aucune trace de la vigueur et de l'activité industrieuse des montagnards ; sa demeure est, au dehors, chétive, mal située et entourée de mares fétides ; au-dedans elle est étouffée (manquant d'air) et mal propre ; ses habillements (ses vêtements) sont grossiers, et ses aliments sans apprêts ; il viellit avant l'âge et ses enfants sont lents dans leur accroissement (croissance). La différence entre ces deux peuples se manifeste plus particulièrement dans un jour de solennité religieuse : chez les montagnards on voit à l'église les deux sexes de tout âge, respirant dans leur tenue le goût et l'aisance, tandis que dans la majorité des basses vallées l'on aperçoit que le seul effort de la propreté. Les premiers, tous indistinctement, le livre à la main suivent le pasteur dans les prières publiques ; au lieu chez les seconds, à peine en trouve-t-on quelques-uns qui sachent lire. 

Suit une comparaison défavorable aux savoisiens du sud par rapport à ceux du nord, voisin de Genève, qui présentent une aisance et un luxe parmi la classe des simples cultivateurs.

L'on se plaint, en général que les moeurs antiques ont beaucoup dégénéré dans les villes et dans leur voisinage ; (les villes) étalent, dit-on, d'un luxe supérieur aux fortunes des particuliers ; on ne sait rien y refuser aux plaisirs de la table ; le peuple trouve à chaque pas des cabarets où nombre d'artisans et de laboureurs laissent chaque jour leur santé, leur raison et le pain de leur famille.

Le triomphe obtenu par la licence sur le culte et la morale ont altéré dans plusieurs endroits le respect que l'on avait pour la vertu, la franchise, la cordialité et les bonnes moeurs. Il faut espérer que le rétablissement de l'instruction publique et de la religion effaceront ces tâches qui forment une accusation grave pour un peuple si lontemps distingué par ses qualités morales et civiles.

NB : les textes en italique sont des ajouts pour expliquer certaines terminologies ou résumer des développements non reproduits. L'adjectif "savoyard", terme populaire et péjoratif, n'est généralisé qu'à partir du milieu du vingtième siècle, auparavant l'adjectif "savoisien" était le terme utilisé dans les écrits de toute nature et dans les milieux parlant un bon français.

Cet extrait du dictionnaire de Grillet donne des éléments qui permettent d'imaginer la société rurale qui perdurera encore un siècle, sans grande évolution. Le ton du rédacteur est surprenant pour ce type d'ouvrage à vocation historique et encyclopédique. : par exemple, concernant les savoisiennes on frôle le panégyrique.

Le sort des petits ramoneurs ou montreurs de marmotte, qui alimentent le folklore savoyard d'aujourd'hui, n'avait rien d'idyllique : "travail", voire exploitation, des jeunes dès qu'ils semblaient avoir acquis la force physique requise, acceptation des parents d'une prise de risque très importante par leurs enfants pour gagner un peu d'argent. La probité des "marchands" n'était pas toujours exemplaire ! Le travail des enfants était encore naturel et ne suscitait guère de réprobation. Ce n'est qu'au début du vingtième siècle que l'école publique, obligatoire et gratuite pour tous, est admise par toute la population qui a progressivement compris que l'instruction était utile pour tous. L'émigration des populations rurales vers les villes était commune à toutes les régions : les savoisiens se dirigeaient vers la France dont ils parlaient la langue mais également vers les pays germaniques à l'ensemble duquel le duché de Savoie appartenait (Empire romain-germanique).

Osons croire que ce qui est dit sur le caractère des savoyards correspondait à la réalité ! En tant que leurs descendants nous en serions très flattés !

Les différences entre les populations montagnardes et celles des plaines, ou des vallées, relevées par l'auteur sont, avant tout, la conséquence de situations économiques et de statuts différents. Les montagnards étaient propriétaires de troupeaux qu'ils nourrissaient en grande partie sur des alpages communaux : à une époque où les habitants des villes travaillaient "pour gagner leur pain quotidien" les produits laitiers et la viande avaient une grande valeur marchande. De plus, des cultures vivrières supportaient des altitudes relativement élevées. Les paysans des plaines, quant à eux, étaient, presque toujours, des métayers ou des fermiers : les propriétaires de fermes, issus de la noblesse terrienne ou riches bourgeois des villes, en attendaient un revenu important : en argent au titre de la location (la cens) et en avantage en nature (légumes, volailles, blé, services).

L'entretien des chaumières était réduit au strict nécessaire. La polyculture des plaines, alors productives, était plus aléatoire que l'élevage extensif des montagnes. Les réflexions sur la "dégénération" de la bonne conduite des populations sont communes à toutes les époques : "c'était mieux avant". Les nombreux débits de boissons, présents dans tous les villages et fréquentés quotidiennement par "le peuple", servaient de lieux de rencontre et d'échange.