Quand Seynod, Vieugy et Balmont entrent en guerre - Laurent Perrillat

A l'occasion du centenaire du début de la Grande Guerre, événement considérable qui a bouleversé l'Europe et ses sociétés, on peut s'interroger sur la façon dont nos villages, Seynod, Vieugy et Balmont, ont vécu le commencement des conflits au long du temps. Bien sûr, il est difficile de se faire une idée précise des sentiments qui ont animé leurs habitants lorsqu'à l'été 1914 sont publiées les déclarations de guerre et qu'est proclamée la mobilisation générale. Angoisse de voir partir un père, un fils, un frère ? Enthousiasme à l'idée de prendre sa revanche sur les Allemands ? Tristesse à l'idée de quitter son pays, au plus fort des travaux agricoles ? Il faudrait (ou aurait fallu) pour cela recueillir le témoignage de celles et ceux qui ont vécu ces événements. Il s'agit ici de voir plutôt en quoi les conflits plus anciens ont pu impacter la vie de nos villages. Les deux dernières guerres mondiales ont impliqué le départ des hommes pour les tranchées ou les théâtres des opérations. Mais avant la "Der des Ders", des conflits ont entraîné l'occupation militaire de la Savoie. En somme, aux XIXe et XXe siècles, les Seynodiens partaient à la guerre mais, précédemment, c'était plutôt la guerre qui venait à Seynod. Essayons de trouver la trace du passage des ennemis lors des entrées en guerre. Ce sera l'occasion de retracer également, dans les grandes lignes, les diverses occupations de la Savoie par des troupes étrangères.

Il est bien délicat de savoir si la guerre a touché Seynod et ses environs dans l'Antiquité ou au Moyen-Age. Sans doute notre localité n'a-t-elle pas échappé au lot des dévastations dues aux tribus germaniques qui font des razzias dans l'empire romain au IIIe siècle (la ville d'Annecy, alors appelée Boutae, est ravagée et brûlée vers 270 par les Alamans), aux désordres dus à la dégradation de l'empire carolingien ou aux conflits féodaux des XIe-XIVe siècles. Toutefois, pour cette dernière période, Annecy ou Seynod n'ont jamais été le théâtre d'une importante bataille, si on s'en tient du moins à ce que nous rapportent les chroniques. Notre localité suit les vicissitudes du comté de Genève jusqu'en 1401, date à laquelle il est acquis par le comte de Savoie. L'opération a lieu sans coup férir car cette annexion ne se fait pas par les armes mais par une simple transaction financière, Amédée VIII ayant tout simplement acheté le comté de Genève. Le XVe siècle est une période de paix pour la Savoie : elle n'est jamais envahie par ses voisins (les Suisses ou les Français) et, après le règne grandiose d'Amédée VIII (1391-1451) et malgré une situation politique complexe (faiblesse du pouvoir ducal, rivalités entre les princes, multiples régences...), c'est une époque de relative prospérité économique.

La situation se dégrade au XVIe siècle. Le règne du duc Charles III (1504-1553) commence plutôt bien mais çà et là apparaîssent quelques synptômes de malaise. Genève obtient son indépendance religieuse et politique : la ville accueille la réforme à Genève (1535), se débarrasse de l'autorité du duc et chasse son évêque, qui vient se réfugier à Annecy. De plus, Charles III doit affronter les ambitions du roi de France, François Ier. Ce dernier réclame sa part d'héritage du duché, du chef de sa mère, Louise de Savoie, soeur de Charles III. Il veut protéger Genève et, dans le même temps, empêcher l'essor du protestantisme. Enfin, il entend guerroyer en Italie, et donc passer sur le territoire du duché. En conséquence, les Français s'emparent de la Savoie au cours de l'année 1536 : les troupes du duc n'offrent guère de résistance et, pour ce qui concerne Seynod et ses environs, cette invasion a dû se faire en douceur. En effet, Charlotte d'Orléans, est alors la régente, pour son fils Jacques de Savoie, qui gouverne l'apanage de Genevois, dont Annecy est la capitale.

C'est une princesse française, parente du roi de France et elle sait que ses forces sont incapables de résister à la puissante armée du roi. Elle se soumet donc, bon gré mal gré, et évite ainsi tout bain de sang. Plutôt que de cette invasion, assez douce en définitive, sans doute nos ancêtres eurent-ils à souffrir du passage et du logement des troupes. En effet, il faut subir les soldats ennemis avec tous les dangers que cela représente pour la vie des personnes et les biens mais il faut encore assurer la logistique des troupes savoyardes voire alliées ! C'est là une constante pour ces époques : les communautés doivent financer ou loger les troupes en campagne et c'est toujours une très lourde charge, sans compter les abus auxquels peut se livrer cette soldatesque, pas toujours très disciplinée. C'est ainsi que, plus ou moins régulièrement, des compagnies du duc de Savoie campent dans les campagnes des environs d'Annecy. On verra même des régiments étrangers transiter quelques temps dans nos contrées : ainsi, des soldats espagnols, alliés du duc, traversent la Savoie, spécialement au XVIe siècle, en 1573, 1587, 1591, 1597, 1602-1603, 1609...

La politique opportuniste du duc Charles-Emmanuel Ier (qui règne de 1580 à 1630) le conduit à affronter par deux fois son puissant voisin, le roi de France, et ces deux occasions ont amené la venue de ce souverain sur le territoire de Seynod. En 1600, las des tergiversations du duc, Henri IV lui lance un ultimatum : ou le duc rend le marquisat de Saluces dont il s'est emparé par la force en 1588, ou le roi envahit ses Etats. C'est le deuxième scénario qui se produit. En quelques mois, à la fin de l'année 1600, Henri IV, assisté de Sully, s'empare de la Savoie. Les deux hommes attaquent par le sud-est du duché (région de Montmélian et de Chambéry) puis remontent vers le nord. Nul doute que pour atteindre Annecy ils sont passés par la principale voie d'accès à cette ville quand on vient du sud : la grande route qui va d'Aix à Annecy et qui passe par Balmont et Seynod. On peut imaginer l'armée française dirigée par le roi, cavaliers, fantassins, armés de mousquets et de piques, flanqués de l'artillerie et des chariots de ravitaillement, traversant nos contrées pour finalement stationner au pied des murailles d'Annecy, dans la plaine de l'Isernon (en gros entre Vovray et le Pont-Neuf) et également sur le territoire de Seynod. Il n'y eut pas d'affrontement car le mécanisme de 1536 se répète : le maître d'Annecy est alors le duc de Genevois et de Nemours, Henri Ier, fils de Jacques de Savoie, évoqué ci-dessus. C'est un prince à la fois savoyard et français car il possède plusieurs fiefs en France. Il accueille donc Henri IV comme son suzerain et lui fait même donner de superbes fêtes au château d'Annecy, où le roi n'hésitera pas à apparaître avec sa maitresse, Henriette d'Entragues, à ses côtés... 

La campagne d'Henri IV sera facile et les tractations diplomatiques iront bon train : dès janvier 1601, le duc de Savoie doit signer le traité de Lyon par lequel il est maintenu dans la possession du marquisat de Saluces mais il doit céder à la France la Bresse, le Bugey, le Valromey et le Pays de Gex (qui correspond à peu près à l'actuel département de l'Ain).

Quelques décennies plus tard, la Savoie est prise dans le tourbillon des affrontements de la guerre de Trente Ans (1618-1648) qui ravage notamment l'Allemagne et l'Italie. Le duc Charles-Emmanuel Ier a des visées sur le Montferrat et Mantoue, petite principauté de la vallée du Pô, et gêne les intérêts de la France dans cette région. Pour faciliter les opérations militaires, le roi de France, Louis XIII, assisté de Richelieu, envahissent, au printemps 1630, le duché de Savoie selon un itinéraire très semblable à celui d'Henri IV en 1600 : Chambéry capitule très rapidement, les Français s'emparent de Rumilly sans grande difficulté, quoi qu'en dise le fameux "E capoué ! ", et arrivent, en passant par Alby puis Balmont, à Annecy fin mai 1630. On sait que Louis XIII et Richelieu logent, du 25 au 27 mai, au château d'Aléry d'où on a une vue appréciable sur Annecy et que les troupes entrent dans la ville, bien mal défendue par ses vieux remparts médiévaux, par la porte Sainte-Claire. Il est donc logique que l'armée française ait installé son campement sur les hauteurs de Cran (Aléry, les Bressis...) et aussi de Seynod. Cette occupation fut sans doute plus pénible que la précédente car, cette fois-ci, le duc de Genevois Henri Ier, n'est pas sur place et, de plus, comble de malheur, la soldatesque véhicule la peste qui fait des ravages dans la population (on a estimé qu'un tiers de la population de la Maurienne disparait en 1630-1631, plus en raison de la maladie que des armées !). Mais cette présence française ne dure pas, les armées de Louis XIII évacuent le pays dès 1631, la paix ayant été conclue entre lui et Victor-Amédée Ier, qui a succédé à son père Charles-Emmanuel Ier, décédé en juillet 1630, en pleine guerre.

Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, placée sous l'influence pesante de la France et l'hégémonie de Louis XIV (1643-1715), la Savoie va faire les frais de la politique internationale de son duc. Ce dernier, Victor-Amédée II, qui règne de 1675 à 1730, est un habile homme d'Etat et entend s'affranchir de la tutelle de la France. Dans les années 1680, il s'allie secrètement à d'autres Etats européens, qui en ont assez de la politique expansionniste de la France, dans le cadre de la Ligue d'Augsbourg (1686). La guerre de la Ligue d'Augsbourg commence en 1688 et, après avoir été un temps un allié de la France, Victor-Amédée II change de camp et affronte Louis XIV. 

Il n'a bien sûr pas les moyens militaires de lui résister et très vite, les armées françaises, selon un processus similaire à celui des précédentes occupations, prennent possession du duché, Annecy et ses environs compris. Les Français restent six ans en Savoie (1690-1696). C'est une période d'autant plus difficile qu'une rude famine frappe l'Europe occidentale dans les années 1692-1694. Le duc de Savoie signe une paix séparée avec la France par le traité de Turin de 1696 : la Savoie est restituée à Victor-Amédée II... pas pour longtemps car en 1701 débute un nouveau conflit européen. La guerre de Succession d'Espagne, faisant suite à la mort, en 1700, du roi d'Espagne Charles II, décédé sans enfants donc sans héritier, s'ouvre car Louis XIV dispute à un cousin autrichien du défunt roi le fabuleux empire espagnol (le royaume d'Espagne mais aussi toutes les colonies américaines, les Philippines, le Milanais, la Sicile...). Même processus qu'en 1688-1690 : d'abord allié à Louis XIV, le duc se retourne contre lui en 1703, ce qui entraîne l'invasion française qui, mise à part Montmélian qui résiste trois ans, ne fait qu'une bouchée du duché. L'occupation est durement ressentie par la population qui voit les impôts doubler durant les dix ans d'administration française (1703-1713). La période se termine par le traité d'Utrecht (avril 1713), paix d'ampleur internationale qui restitue à Victor-Amédée II ses anciennes possessions (Savoie et Nice) et lui octroie la Sicile et le titre prestigieux de roi de cette île. Cette dernière ne restera pas longtemps en ses mains car en 1718 France et Angleterre s'entendent pour le contraindre à l'échanger contre une autre île, moins riche et dont le titre est moins ronflant, celle de Sardaigne. C'est la raison pour laquelle, depuis cette date, les ducs de Savoie sont aussi rois de Sardaigne et on parle, pour leurs possessions, des "Etats sardes" ou des "Etats de Piémont-Sardaigne".

Le fils de Victor-Amédée II, le duc-roi Charles-Emmanuel III (1730-1773), a une politique extérieure aussi complexe que celle de son père et doit, avec les moyens, somme toute limités, de son royaume, se faire une place parmi les grandes puissances européennes. La guerre de Succession d'Autriche renouvèle les errements du précédent conflit : rangé du côté de l'Autriche, il s'attire les foudres du camp adverse et ce sont, en 1742, des soldats espagnols menés par don Philippe, infant, qui descendent du col du Galibier et s'emparent de la Savoie. Pourquoi donc des Espagnols ? Parce qu'alliée de la France, l'Espagne envoie des troupes en Italie, un des théâtres des opérations contre les Autrichiens. Se partageant en quelque sorte la besogne, ce sont donc les Espagnols (non les Français, pourtant voisins !) qui vont occuper la Savoie, après avoir traversé Languedoc et Dauphiné (la Méditerrannée est alors quadrillée par les vaisseaux anglais, ennemis de la France et de l'Espagne). Cette occupation est particulièrement lourde pour les Savoyards qui se voient pressurés de tout côté : le montant des impôts s'envole et les réquisitions en nature de toute sorte (céréales, bois, foin...) écrasent la paysannerie. Seynod, Vieugy et Balmont n'échappent pas à ce lot et voient donc partir l'occupant avec soulagement à la fin du conflit (1749).

La Savoie connait alors quelques décennies de paix, avant l'invasion française de 1792 : rappelons que si la Révolution française débute outre Rhône en 1789 et bouleverse la vie politique et les structures sociales, elle n'arrive en Savoie qu'en septembre 1792, alors que la jeune République entre en guerre contre les monarchies européennes. La législation française s'applique en Savoie et apporte tout un ensemble de mesures qui touchent notamment les affaires militaires (recrutement en masse des jeunes gens) et religieuses (Terreur, déchristianisation, Constitution civile du clergé) particulièrement impopulaires. Malgré la persécution des prêtres et la sourde opposition au nouveau régime, Seynod, Vieugy et Balmont resteront relativement épargnés par la soldatesque durant la période de la Révolution et de l'Empire. Seules quelques opérations en 1814, lors de la chute de l'Empire, se dérouleront à Vieugy, entre Français et Autrichiens.

Toutefois, avec la Révolution, se met en place, de manière méthodique, un système qui confronte l'ensemble de la population masculine de notre région à l'Armée : la conscription. La France comme les Etats sardes assurent le recrutement militaire par cette mesure. Et c'est ainsi que des jeunes gens de Seynod, Vieugy et Balmont sont envoyés sur des terrains d'affrontement variés : en Italie du nord lors des guerres de l'unification de l'Italie (1848-1849 puis 1859), guerre de Crimée (1856) puis, après l'Annexion, contre les Prussiens lors de la guerre de 1870.

Et bien évidemment, les deux conflits mondiaux, ainsi que la décolonisation, entraînent des habitants de nos villages dans les tranchées du nord et de l'est de la France ou en Allemagne, voire en Indochine ou en Algérie, sans même parler de conflits plus récents mais qui ne touchent plus le territoire national et concernent surtout des militaires professionnels (guerre du Golfe, par exemple). Certains y laisseront leur vie et on peut encore lire leur nom sur les monuments aux morts... Le territoire même de Seynod sera touché pendant la dernière guerre : le bombardement américain de SNR en 1944 fera une victime à Branchy et laissera des traces à Barral...

Le rapport qu'ont entretenu les habitants de Seynod, Vieugy et Balmont avec l'armée et la guerre au long du temps est étroitement connecté à la situation géographique : la route principale qui relie Annecy à Chambéry traverse le territoire de la commune et amène fatalement le passage des troupes. La proximité d'Annecy, ville capitale d'une pincipauté puis d'une province, au sein d'un Etat à cheval sur les Alpes, place forte qui n'a pas manqué d'être assiégée, joue aussi un rôle essentiel. Longtemps soumis aux aléas des opérations militaires et malgré les efforts logistiques pour loger les troupes, c'est en définitive la conscription qui relie et confronte la société campagnarde de nos villages à l'Armée. En cette année du centenaire de 1914, quelle famille n'a jamais été touchée par ces événements tragiques du XXe siècle ?

 

Bibliographie :

Becchia, Alain. L'occupation espagnole de la Savoie. Chambéry, 2007.

Devos, Roger et Grosperrin, Bernard. Histoire de la Savoie, t. III, La Savoie de la Réforme à la Révolution française, Rennes, 1985.

Devos, Roger et Morneau, Jacques. En feuilletant les registres de catholicité et d'état-civil. Histoire et vie quotidienne, Bulletin des Amis du Vieux Seynod, janvier 1990, n°5, p.24-32

Humbert, Jacques. Une grande entreprise oubliée : les Français en Savoie sous Louis XIII. Paris, 1960.